Depuis le 19 Septembre 2023, deux gendarmes ivoiriens en poste à Bouna, qui avaient malencontreusement pénétré le territoire burkinabé en poursuivant des orpailleurs clandestins, sont détenus au Burkina Faso.
La frontière ivoiro-burkinabé, une zone de trafic et d’infiltration
De tels incidents sont fréquents, les frontières n’étant pas matérialisées. Généralement l’intrus est remis à son pays, une fois son identité confirmée. Ainsi en Mars 2023, trois policiers ivoiriens sont arrêtés en territoire burkinabé par une patrouille de chasseurs qui prêtaient main forte à l’armée. Ils sont libérés le même jour après des discussions. En Septembre 2022, un militaire malien appréhendé en territoire ivoirien, est remis à son pays deux jours plus tard. En février dernier, deux journalistes de la télé publique burkinabé sont brièvement interpellés en Côte d’Ivoire, ils filmaient sans autorisation dans la zone frontalière.
Mais, les deux gendarmes arrêtés ont été transférés le même jour vers Ouagadougou, alors que l’usage aurait voulu qu’ils soient détenus dans la garnison la plus proche, le temps des négociations avec les autorités ivoiriennes. Ce rapide transfert était de mauvais augure. Il laissait supposer que les autorités burkinabè n’entendaient pas les relâcher après vérification de leur identité comme cela se fait habituellement. En d’autres termes, elles avaient une idée en tête.
Evidemment cela rappelle les 49 soldats ivoiriens détenus au Mali de Juillet 2022 à Janvier 2023. Arrêtés dès leur descente d’avion ; Ce qui montre le caractère planifié de l’opération. Le Colonel Goita a gardé le silence pendant dix jours comme pour montrer qu’il découvrait l’affaire. Puis il a mis sur la table ses exigences pour leur libération : l’extradition de trois personnalités inculpées au Mali et réfugiées en CI. La démarche est la même pour le capitaine Traoré. Le 30 Septembre 2023, 11 jours après l’arrestation des gendarmes, il s’exprime.
Affirmant « que les deux peuples sont frères », il réclame l’extradition d’un certain Sékou Ouédraogo, ex-directeur adjoint du renseignement burkinabé, poursuivi pour « tentative de déstabilisation », et réfugié en CI.
La main tendue de la CI
Les relations entre le président Ouattara et le capitaine Traoré n’ont pas été mauvaises dès la prise de pouvoir de ce dernier, comme beaucoup le pensent. Dans une interview, il a reconnu « des contacts réguliers au départ » avec son aîné. Les rapports étaient si normaux qu’en réponse à une demande officielle d’aide, la Côte d’ivoire a fourni gracieusement au Burkina en début d’année 2023, des équipements militaires, munitions, pick-up, armes légères, etc. d’un coût de 2,3 milliards CFA. Le capitaine Traoré a déclaré plus tard qu’il avait souhaité une « contribution financière ».
Or, la CI avait bien pris soin de demander les besoins de l’armée burkinabé. Elle ne s’était pas engagée à donner de l’argent, car les fonds auraient certainement pris une autre direction. Elle a opté pour des livraisons d’équipements. Le capitaine Traoré a mis du temps avant de reconnaître le don devant la presse, du « bout des lèvres », pourrait-on dire. C’était une main tendue qu’il n’a pas vraiment saisie. Il s’attendait à de « l’argent frais ». D’ailleurs, la question figure de façon biaisée dans la contre-partie exigée pour la libération des gendarmes. Pour le capitaine Traoré, en plus de l’extradition de l’homme qu’il réclame, « une contribution financière serait la bienvenue ».
Si le don n’a pas eu l’effet escompté, il a néanmoins atténué la méfiance entre les deux régimes. Mais un événement est venu modifier la donne, et creuser un fossé qui, depuis, ne cesse de s’élargir : le putsch intervenu au Niger le 26 Juillet 2023. La CI a fortement milité pour une intervention armée alors que le Burkina et le Mali s’étaient dit prêts à « porter assistance » au général Tiani. Deux mois plus tard, le 16 Septembre 2023, alors que la question de l’intervention militaire est toujours sur la table, les trois pays annoncent la création de « l’AES » (Alliance des Etats du Sahel). C’est dans ce contexte tendu que les deux gendarmes ivoiriens sont arrêtés le 19 Septembre 2023.
Des relations de plus en plus tendues entre les deux régimes
Le 28 Février 2024, les trois Etats du Sahel annoncent leur retrait « unilatéral et irréversible » de la CEDEAO avec « effet immédiat », au mépris des textes de l’institution qui définissent la procédure à suivre. Si officiellement « le dialogue n’est pas rompu », le divorce semble bien consommé entre les trois pays sahéliens regroupés au sein de « l’AES », et les autres membres du bloc sous régional. Ce qui, bien entendu, complique les relations entre la CI et le Burkina. Suite au putsch du Niger, le président Ouattara et le capitaine Traoré ont cessé de se parler au téléphone, selon les déclarations de ce dernier. Depuis lors, la CI est de plus en plus désignée dans le discours officiel burkinabé comme le « relais » de la France, dans ses tentatives de déstabiliser les Etats du Sahel. Déjà fragilisé au départ, le dialogue engagé pour libérer les gendarmes s’est totalement grippé.
Le 27 Mars, un militaire burkinabé et un volontaire pour la défense de la patrie (Vdp, les supplétifs civils de l’armée) sont arrêtés après avoir franchi la frontière. Alertés, des soldats burkinabés font irruption en masse en territoire ivoirien pour exiger leur libération. Cela donne lieu à des échanges de tirs et l’intervention d’un hélicoptère d’attaque ivoirien. Ce sont les incidents frontaliers les plus graves. Ce soldat et ce Vdp sont aujourd’hui détenus à Abidjan. Cet incident a soudain fait prendre conscience aux autorités des deux pays que les choses peuvent rapidement dégénérer et échapper à leur contrôle.
Ainsi, moins d’un mois plus tard, le 19 Avril dernier, les deux ministres de la défense se rencontraient à la frontière, officiellement pour « réactiver la coopération militaire entre les deux pays ». Mais ils ont surtout parlé des dispositions immédiates à mettre en œuvre afin que de tels incidents ne se reproduisent plus. Beaucoup se sont mis à espérer une libération rapide des militaires. L’espoir s’est rapidement évanoui lorsque quelques jours plus tard, dans une interview à Jeune Afrique, le capitaine Traoré parlait de « l’hypocrisie de la CI », qui selon lui « abrite tous ceux qui veulent déstabiliser le Faso ». Il balayait ainsi la perspective d’un début de normalisation des relations que la rencontre des ministres avait suscitée. Signalons que celle-ci s’est tenue à l’initiative de la CI, et non de la partie burkinabé.
En fait, les Burkinabè s’attendaient à ce que la CI propose un échange de prisonniers. Ils ont décliné l’offre. Il faut dire que chaque jour des soldats burkinabés tombent sur le front. La dernière attaque djihadiste, celle de la base de Mansila, le 11 Juin dernier, a fait quelques 107 morts parmi les soldats burkinabés, et un nombre indéterminé parmi les civils et les Vdp. Qu’un soldat et un Vdp se fassent capturer en Côte d’Ivoire, quantitativement parlant, cela n’est pas significatif, et ne prête pas à conséquences. L’opinion au Burkina est désormais immunisée contre ce type de pertes.
Ainsi contrairement aux Ivoiriens qui veulent coûte que coûte récupérer leurs gendarmes, les Burkinabés ne sont pas pressés de récupérer les leurs. Ils exigent que la CI libère d’abord leurs soldats, avant que le cas de ses gendarmes ne soit mis sur la table. Ce qui bien entendu est inacceptable pour les autorités ivoiriennes. Le blocage est total. Le dialogue est au point mort.
Le « nouveau » Thomas Sankara
En fait, la posture du capitaine Traoré semble être le principal obstacle qui empêche de résoudre la question. L’homme veut désespérément ressembler à Thomas Sankara. Ainsi, il est constamment dans la confrontation, dans les déclarations « chocs ». Il voit des impérialistes, des néo-colonialistes partout. Il veut montrer que contrairement au Colonel Assimi Goita qui a fini par libérer les 49 militaires ivoiriens sous la pression, lui ne cédera pas. C’est à ce niveau que réside le nœud du problème. Il veut donner l’image d’un « dirigeant fort », qui ne lâche rien, qui ne va jamais se soumettre à des diktats, un dirigeant qui s’impose. Il veut prouver à l’opinion sa capacité à « soumettre » la CI. Pour faire court, il veut humilier la CI. Il prend plaisir à ce bras de fer. Les deux gendarmes sont des outils de pression entre ses mains.
Mais il joue un jeu dangereux. Les burkinabés constituent la plus importante communauté étrangère en CI (environ 06 millions d’individus selon les données consulaires de 2020). Les populations sont imbriquées. Mais cela n’écarte pas le risque de violences communautaires, comme il s’en produit souvent dans certaines localités. Si la question des gendarmes est moins médiatisée que celle des 49 militaires détenus au Mali, personne, cependant, ne peut présager la réaction de la foule à l’encontre des ressortissants du Faso, si quelque chose venait à menacer ou attenter à leur vie. Les violences ne seront peut-être plus localisées, mais généralisées. Le capitaine Traoré devrait en tenir compte.
Il y a quelques temps circulait une vidéo dans laquelle un Vdp intimait l’ordre à des soldats ivoiriens de ne pas avancer. La vidéo avait indigné l’opinion qui avait jugé inadmissible qu’un Vdp tienne en respect les soldats ivoiriens. Il faut faire attention. Le capitaine Traoré devrait comprendre que ces deux gendarmes ne constituent pas une menace à son régime. Par ailleurs, il doit savoir que la CI n’extrade jamais personne, à l’image d’ailleurs des autres pays africains. Généralement, on demande aux opposants de quitter le territoire si on ne veut pas se brouiller avec leur gouvernement. Mais ils ne sont jamais extradés à la demande de celui-ci. C’est un fait établi en Afrique.
La Côte d’Ivoire a finalisé en Juin 2024 l’acquisition d’hélicoptères d’attaque chinois qui seront positionnés à sa frontière avec le Burkina. Nous en parlerons dans le prochain article. Elle a aussi donné son accord de principe à l’établissement d’une base américaine dans la région de Bondoukou. Lors d’une visite du président Goita au Burkina en Juin dernier, les deux pays ont réaffirmé le « caractère irréversible » de leur retrait de la CEDEAO. La CI et le Faso s’éloignent l’un de l’autre chaque jour. Ce qui éloigne aussi la perspective de libération des gendarmes ivoiriens. Le gouvernement ivoirien va-t-il comme pour le cas du Mali, se résoudre enfin à jouer la carte des sanctions ?
Douglas Mountain
Le Cercle des Réflexions Libérales